Supprimer la directive européenne sur le devoir de vigilance : voilà ce qu’a proposé Emmanuel Macron lundi 19 mai, en majesté à Versailles au sommet « Choose France ».
Il faut un certain degré d’égarement pour voir dans le devoir de vigilance un obstacle insupportable, alors que ce dispositif de compliance ne fait que rappeler, sans même punir encore assez, que l’enrichissement ne saurait s’émanciper totalement du monde qu’il traverse et abîme.
Cette volonté de supprimer le devoir de vigilance, dissimulée sous les atours convenus de la simplification et de la « compétitivité », traduit un renoncement grave à toute exigence de cohérence entre l’ambition économique affichée par les entreprises et les principes fondamentaux du droit de l’environnement et du droit international des droits humains. Elle exprime une conception du pouvoir où la stratégie industrielle sert de justification à l’effacement organisé des responsabilités, et où le développement économique de l’Europe, invoqué comme impératif supérieur, devient le prétexte commode à une désinhibition morale, pourvu que les atteintes – pollutions massives, exploitation humaine, violences systémiques – restent suffisamment lointaines, délocalisées en Afrique ou en Asie hors du champ médiatique et hors de portée juridique immédiate.
En tenant de tels propos, le président de la République opère ce que l’on pourrait qualifier, dans une langue moins usée que la sienne, de trahison institutionnelle, face à l’un des principes essentiels du droit européen : l’idée que la puissance économique, lorsqu’elle se mondialise, doit être arrimée à une responsabilité équivalente, sous peine de sombrer dans le cynisme sans borne des anciens empires coloniaux, où l’on exploitait à distance, au propre comme au figuré, sans même la décence d’en assumer le coût symbolique.
Ce que ce discours présidentiel oublie, ou feint d’ignorer, c’est que les atteintes aux droits humains, comme les émissions de CO₂, n’ont pas de frontières. La souffrance sociale et la dégradation écologique ne se cantonnent pas à leur lieu d’origine : elles s’accumulent, se diffusent, se répercutent, affectent les équilibres globaux, et reviennent toujours frapper violemment ceux-là mêmes qui s’imaginaient protégés par la distance. En niant ce lien, le Président se rend gravement fautif, refusant de voir que ce qu’on laisse délibérément faire ailleurs finit toujours par atteindre ici.
Une avancée législative majeure en péril
Le devoir de vigilance, tel qu’il a été conçu, est une tentative – certes encore imparfaite, mais juridiquement révolutionnaire – d’obliger les grandes entreprises à assumer les conséquences écologiques, sociales et humaines de leurs choix commerciaux et financiers.
Ce dispositif juridique, tel que consacré d’abord par la loi française du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, puis élargi dans le projet de directive européenne (CS3D), est en effet fondé sur le principe de prévention. Il oblige les grands groupes à identifier, prévenir, atténuer et réparer les atteintes graves aux droits humains, à la santé, à la sécurité et à l’environnement dans leurs chaînes de valeur mondiales.
Ainsi, lorsqu’une entreprise européenne s’approvisionne auprès d’un fournisseur recourant au travail forcé ou procédant à des destructions environnementales massives dans un État tiers, elle ne peut plus, en droit, se contenter de hausser les épaules au prétexte qu’il s’agirait là d’un « partenaire autonome » agissant dans une juridiction étrangère. Elle doit, au contraire, faire diligence, c’est-à-dire établir un plan de vigilance, évaluer les risques, surveiller les effets, agir pour corriger les atteintes, et rendre des comptes.
Ce plan doit notamment évaluer les émissions de gaz à effet de serre liées aux activités de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. Dès lors qu’une entreprise délègue sa production dans des régions où l’intensité carbone est plus élevée, ou qu’elle adopte un modèle fondé sur l’obsolescence accélérée de produits à forte empreinte, elle engage sa responsabilité si elle ne démontre pas avoir pris des mesures de prévention adéquates.
Or, et c’est là que le droit rattrape la science, les rapports du GIEC, les accords de Paris, la loi Climat et Résilience et même la jurisprudence du Conseil d’État dans l’affaire Grande-Synthe, qui convergent vers une même conclusion : les grands acteurs économiques doivent réduire leurs émissions de manière effective, mesurable et conforme aux objectifs climatiques de la France et de l’Union européenne. Le lien devient alors évident : le devoir de vigilance est un vecteur d’obligation climatique. Il transforme des engagements politiques flous en obligations de moyens, et potentiellement de résultats.
Autrement dit, le devoir de vigilance, en rupture avec des décennies d’opacité contractuelle et commerciale, réinscrit la causalité juridique là où la mondialisation l’avait délibérément diluée. Il met fin à ce que certains appelaient, non sans euphémisme, l’optimisation de la responsabilité, une discipline dont l’objectif était d’internaliser les profits tout en externalisant systématiquement les nuisances dans les pays dits émergents.
Quand la loi fatigue les pollueurs et le Président
Et que propose Emmanuel Macron face à ce progrès juridique ? Rien de moins que sa suppression pure et simple, en invoquant la charge que ces obligations feraient peser sur la compétitivité des entreprises européennes face à des concurrents, notamment chinois, dont le modèle repose sur des standards « moins élevés ». L’argument, on l’aura compris, consiste à dire que puisque nos concurrents bafouent souvent les droits fondamentaux, il conviendrait de les ignorer aussi. C’est une forme très particulière de leadership normatif, que l’on pourrait résumer ainsi : imitons ce que nous condamnons, pour ne pas nous faire distancer économiquement.
Ce que le président nomme simplification administrative est, en vérité, une régression juridique, et plus grave encore, une dissociation assumée entre légalité et légitimité.
Cette phrase – « la directive doit être écartée » – devrait, en toute rigueur, figurer au musée des trahisons françaises institutionnelles. Car elle signifie ceci : « le travail forcé des Ouïghours, les effondrements d’usines au Bangladesh, les sols contaminés au cobalt en Afrique, tout cela nous pèse moins qu’une petite doléance du Medef. Le dérèglement climatique ? La destruction de la biodiversité ? Les exactions ? La torture ? On s’en fiche. On veut nos débardeurs et nos slips à trois euros, livrés en 24h, quoiqu’il en coûte à l’industrie locale. »
C’est une phrase qui, à elle seule, contredit le principe fondamental de non-régression en droit de l’environnement, principe à valeur constitutionnelle, qui interdit de reculer sur les exigences de protection écologique au nom de la commodité économique. C’est une phrase dont la portée normative est si grave qu’on peine à croire qu’elle ait pu être prononcée à la légère ; ou alors il faut conclure qu’elle n’a pas été prononcée à la légère, et c’est pire encore.
Cette reddition complète d’Emmanuel Macron, présentée avec l’aplomb souriant du réformateur éclairé, se pare certes des oripeaux de la modernité : il serait question d’« agilité », de « réponse adaptée aux défis contemporains ». Il serait presque grossier de rappeler que parmi ces défis figure, entre autres, l’effondrement du climat, le travail forcé, y compris celui des enfants, l’accaparement des ressources, ou encore les chaînes de production dégoulinant de souffrance.
Que le devoir de vigilance commence à agacer jusqu’aux plus hautes sphères de l’État n’a rien de surprenant, dès lors qu’il cesse d’être un simple signal vertueux dans un rapport annuel pour devenir un moyen de contrainte, c’est-à-dire ce que tout bon juriste appelle encore, avec un reste de fierté, du droit. Depuis son entrée en vigueur, ce dispositif unique en son genre a discrètement mais sûrement inversé la charge de la preuve : il ne demande pas aux ONG ou aux citoyens de prouver le scandale, il demande au contraire aux multinationales de prouver la précaution. Et cette inversion, si peu spectaculaire en apparence, suffit à détraquer tout l’édifice d’irresponsabilité planifiée de certaines grandes entreprises.
L’affaire TotalEnergies, poursuivie pour ses activités en Ouganda et Tanzanie dans le cadre du projet EACOP, est à cet égard exemplaire. On n’y réclame pas de réparations après la catastrophe ; on y exige que les dommages soient anticipés, évités, et que le plan de vigilance en rende compte. De même, Danone, interpellée pour son rôle dans la prolifération mondiale des plastiques à usage unique, se voit sommée de répondre d’un modèle économique devenu, par l’effet de ce droit nouveau, juridiquement discutable. À l’arrière-plan, EDF, et d’autres encore, doivent désormais expliquer en droit ce qu’ils justifiaient hier par des notes internes.
Ces affaires n’ont pas encore bouleversé les jurisprudences fondamentales. Elles ont fait mieux : elles ont introduit un doute. Un doute sur l’idée même qu’une entreprise puisse agir dans des zones grises, contractuelles ou géographiques, sans qu’un juge ne puisse, un jour, y mettre le nez. Et c’est ce doute que le Président de la République ne peut tolérer. Ce n’est pas le coût du contentieux qu’il redoute. C’est l’existence même d’un mécanisme où le droit précède la catastrophe.
Alors bien sûr, on enveloppera cette volonté de recul dans les plis rassurants du vocabulaire technocratique ; on expliquera qu’il faut « rester dans la course ». Mais derrière cette musique de cabinet, on retrouve toujours le même refrain : pour que la marge soit gargantuesque, mieux vaut ne pas savoir comment on fabrique. Ou mieux : faire en sorte que nul ne puisse, en droit, poser la question.
Trumpisation des esprits
Il serait tentant de croire qu’Emmanuel Macron, chantre autoproclamé du progressisme européen, évolue aux antipodes des figures populistes qui ont fleuri ces dernières années de part et d’autre de l’Atlantique. Mais la tentation d’écarter toute comparaison, au motif qu’il cite Hegel là où d’autres tweetent en majuscules, est précisément ce qui empêche de voir les similitudes plus profondes.
En réclamant la suppression pure et simple de la directive européenne sur le devoir de vigilance, Macron épouse, sans le dire, l’un des fondements les plus toxiques du trumpisme économique — cette idée que le droit, dès lors qu’il révèle des crimes et délits, devient suspect par principe ; et que l’État, loin d’en être le garant, doit s’employer à en désactiver les parties les plus contraignantes pour les intérêts privés dominants.
Car le trumpisme n’est pas, en vérité, une obsession pour la souveraineté nationale ou une nostalgie ouvrière mal placée ; il est d’abord un projet de dérégulation absolue et autoritaire. Une volonté d’évacuer les contre-pouvoirs, d’abréger les processus, de soumettre le droit aux besoins et convoitises du moment, et surtout, de redéfinir la vérité comme un simple obstacle administratif. Ce projet, Emmanuel Macron en épouse aujourd’hui un fragment, avec la même immoralité politique.
Alors certes, l’un insulte les juges, l’autre rêve de les contourner ; l’un nie le changement climatique, l’autre le dissout dans la rhétorique de la « compétitivité ». Mais tous deux, à leur manière, tordent le droit. Et cette opération, en costume trois pièces ou en casquette rouge, produira les mêmes effets : l’érosion du commun au profit de la criminalité et du chaos climatique.