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Shein : partout en France, sauf chez le fisc 

Premier vendeur de mode en ligne en France, Shein y écoule pour des milliards d’euros de vêtements, sans y être juridiquement établi. Pas d’immatriculation, pas d’imposition significative, pas d’établissement stable reconnu. Jusqu’où peut-on laisser prospérer un modèle économique fondé sur l’effacement réglementaire ? 

En 2024, Shein a dépassé Vinted, Kiabi et même Zara, devenant le premier acteur de la mode en ligne en France en volume d’achats. Le consommateur français n’a pas attendu longtemps pour plébisciter les robes à cinq euros, les collections renouvelées à cadence algorithmique, les livraisons quasi instantanées. L’entreprise chinoise, elle, a su répondre avec une efficacité logistique redoutable et une stratégie commerciale hyper-ciblée. Pourtant, alors qu’elle occupe le territoire économique, elle en est quasiment absente fiscalement. C’est là le paradoxe, et le nœud du problème. 

Activité locale, imposition délocalisée  

Sur le papier, Shein n’existe pas en France. Pas de siège social, pas de TVA française, pas de statut d’établissement stable (au sens des articles 5 du Modèle OCDE et 209-I du CGI). Seulement un « bureau de communication » – une vingtaine d’employés, officiellement chargés du marketing, des relations publiques et du service client. Les factures sont émises depuis Dublin, par la société Infinite Styles Ecommerce, et les flux financiers redirigés vers Singapour puis vers les Iles Caïmans. Les activités localisées seraient, selon la ligne défensive, purement secondaires (c’est-à-dire « préparatoires ou auxiliaires » en vertu de l’article 5.4 du Modèle OCDE). 

Mais la réalité économique contredit manifestement cette lecture. En 2023, Shein a ouvert une « Creative House » à Paris, organisé des défilés, implanté des pop-up stores dans plusieurs villes, mené des campagnes publicitaires ciblées et livré des millions de colis via La Poste, Chronopost et Mondial Relay. L’entreprise mobilise des infrastructures nationales, exploite les données locales, irrigue le tissu économique. L’argument d’une présence marginale ne tient plus. 

Pop-up store SHEIN à Lyon en mars 2023
Pop-up store SHEIN à Toulouse en mai 2022

Shein écoule chaque année pour plus d’un milliard et demi d’euros de vêtements en France. Elle emploie du personnel, cible le consommateur local avec des campagnes calibrées, pilote la relation client depuis le territoire et s’appuie sur les infrastructures logistiques nationales pour assurer les livraisons. L’activité est soutenue, organisée, intégrée au marché intérieur. Les volumes en jeu confirment l’ampleur du phénomène : la Poste estime que les deux plateformes de e-commerce Shein et Temu représentent à elles seules 22 % des colis qu’elle traite en Europe, dépassant ainsi Amazon en volume de flux. Pourtant, sur le plan fiscal, cette activité n’est rattachée à aucune base imposable significative en France. 

Extrait de la fiche Linkedin du directeur commercial de Shein en France

Le cadre juridique, lui, est clair. La définition de l’établissement stable repose sur trois éléments : une implantation matérielle, une continuité d’activité, et des fonctions qui participent directement à la création de valeur. Depuis l’arrêt Conversant/ValueClick du Conseil d’État (2020), la jurisprudence admet que même une structure sans pouvoir de signature peut être qualifiée d’établissement stable, dès lors qu’elle joue un rôle actif dans la stratégie commerciale. Les opérations menées par Shein en France répondent à cette définition : campagnes marketing localisées, gestion des retours, animation commerciale. L’entreprise agit sur le territoire comme un opérateur à part entière, économiquement intégré. 

Les chiffres confirment ce décalage entre activité réelle et déclaration fiscale. En 2023, le chiffre d’affaires de Shein en France est estimé selon Reuters à 1,6 milliard d’euros. La filiale locale n’en déclare que 9,9 millions, pour un impôt sur les sociétés de 273 000 euros, ce qui ne reflète pas l’économie des opérations. 

Ce type de montage, fondé sur la dissociation manifestement artificielle entre activité commerciale et présence fiscale, a déjà fait l’objet de redressements notables en France. 

Google a ainsi accepté en 2019 de verser 965 millions d’euros aux autorités fiscales françaises — dont 500 millions d’amende — à l’issue d’un contentieux portant sur l’absence d’établissement stable reconnu en France, alors même que ses équipes locales contribuaient activement à la vente de services publicitaires. Facebook a suivi en 2020, avec plus de 100 millions d’euros régularisés, pour des faits similaires : une activité réelle pilotée depuis la France, mais des recettes déclarées en Irlande. Quant à Amazon, sa structuration autour du Luxembourg a été contestée à l’échelle européenne. La Commission a conclu en 2021 à une optimisation abusive fondée sur la non-reconnaissance d’établissements stables dans les pays où la plateforme exerce pourtant une présence logistique et commerciale dense. 

Une architecture juridique au service de la dissociation fiscale 

L’organigramme de Shein, dans sa conception même, vise à séparer les flux économiques de leur territoire d’exploitation. Au sommet, la société Roadget Pte. Ltd., enregistrée à Singapour, centralise les actifs incorporels, notamment la propriété intellectuelle et les revenus associés. Les ventes européennes, elles, sont comptabilisées par Infinite Styles Ecommerce Co. Ltd., entité basée en Irlande, qui agit en qualité de vendeur formel. L’ensemble du groupe est détenu par une holding enregistrée aux îles Caïmans, juridiction qui n’impose ni les bénéfices, ni les dividendes, ni les plus-values. 

Ce montage repose sur une mécanique éprouvée, bien identifiée par les administrations fiscales : application de politiques de prix de transfert basées sur des fonctions à faible valeur ajoutée (cost-plus faible), souvent utilisées pour les entités de routage ou de distribution, versement de redevances vers les sociétés détentrices de l’intangible, facturation de prestations de services à forte valeur ajoutée par des entités établies hors de l’Union européenne, et évacuation des profits nets vers des territoires à fiscalité nulle ou quasi nulle. Le résultat : une chaîne de valeur fragmentée de manière manifestement artificielle, en contradiction potentielle avec le principe de pleine concurrence. 

Sur le plan logistique, les centres de traitement des commandes sont implantés en Pologne et en Italie, deux États membres choisis autant pour leur situation géographique que pour leur environnement réglementaire souple. Les colis destinés au marché français transitent par ces plateformes avant d’être distribués par des acteurs locaux — La Poste, Colissimo, Mondial Relay — via un réseau dense de sous-traitants du « dernier kilomètre ». Pendant ce temps, la France, qui représente l’un des principaux bassins de consommation de Shein en Europe, ne dispose que d’un bureau de représentation, limité à des fonctions dites « préparatoires ou auxiliaires ». L’architecture est calibrée pour demeurer en-deçà du seuil de déclenchement de l’imposition. 

Ce schéma repose sur une hypothèse économique contestable, reposant sur un pilotage supposé exclusivement étranger, depuis Singapour ou Dublin, sans implication opérationnelle des structures locales. L’observation des pratiques contredit frontalement cette version. La réalité montre que la coordination des campagnes et l’analyse des préférences de consommation, notamment, sont assurés par des équipes implantées sur le territoire français. Or ces fonctions forment le socle opérationnel de l’activité commerciale. 

Depuis 2015, les travaux de l’OCDE sur l’érosion des bases fiscales (BEPS) ont établi un principe simple : les bénéfices doivent être imposés là où la valeur est effectivement créée. Dans le cas présent, appliquer ce principe signifie reconnaître que la France n’est pas un marché d’appoint mais une zone d’activité à part entière, qui remplit les conditions d’un établissement stable. En droit fiscal, cela implique que l’entité irlandaise, qui centralise artificiellement la facturation, ne peut être considérée comme autonome. Le bénéfice réalisé sur le marché français devrait, en conséquence, être rattaché à une base imposable située en France.  

Des prix de transfert sous-évalués ? 

En 2023, la filiale irlandaise de Shein, Infinite Styles, a déclaré 7,68 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Europe pour un bénéfice net de seulement 99,5 millions, soit un taux de marge inférieur à 1,3 %. Un tel résultat, très éloigné des équilibres économiques habituels du secteur, suggère moins une rentabilité faible qu’un empilement de flux intragroupes ayant pour effet de réduire la base imposable locale. L’écart s’explique par un empilement de flux internes — redevances, prestations de services, achats surfacturés — dont l’effet est de détourner la part imposable du résultat vers des juridictions à fiscalité réduite voire inexistante, comme Singapour ou les îles Caïmans.  

Pourtant, Shein échappe toujours à toute procédure connue. L’impôt sur les bénéfices effectivement acquitté par le groupe en Europe en 2023 — 18,4 millions d’euros —, rapporté à près de 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, révèle un taux d’imposition effectif marginal. Cette situation, à elle seule, suffirait à justifier l’ouverture d’un contrôle. D’autant que les éléments économiques sont publics, les précédents jurisprudentiels établis, et les services de contrôle compétents identifiés. 

La Direction des Vérifications Nationales et Internationales, bras spécialisé de l’administration fiscale chargé du contrôle des grandes entreprises transnationales, dispose de l’expérience et des outils pour agir. Mais à ce jour, rien n’indique qu’un redressement soit engagé.  


Contactée par nos soins, l’entreprise SHEIN n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’informations.


Enquête réalisée avec la participation de Dhikra Semmar et Charbel Taouk

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